DEMARCHE ARTISTIQUE/ ARTISTIC APPROACH
Les rêveries d’un colloque assoupi
Par Delphine Horst
Ephémères pour la plupart et pour ainsi dire surgies de la rêverie d’un colosse assoupi, les œuvres d’Isabelle Monnier évoquent des fables à ciel ouvert, un univers où quelque chose de l’enfance perdure.
Une nécessité à donner corps guide Isabelle tandis qu’elle entrelace à notre monde sa propre poésie comme pour le tutoyer, et l’inviter à jouer. Créatures, dispositifs, habillages, ornements. Au sous-bois marécageux, c’est un arbre centenaire, ses pieds vernis de rouge et plus loin, suspendue légère, une immense culotte crochetée. C’est au village un jardin, pelouse rase, barrières blanches, tulipes et moutons roses qui nous regardent passer, comme pris au piège d’un bonheur imposé. Et puis cent soixante-sept balançoires préalablement peintes par les enfants de l’école, offerte à la fantaisie des habitants pour être librement disposées devant chez eux. C’est l’horloge arrêtée dans la loge de Pénélope et fenêtre ouverte, l’interminable tricot de l’attente déferlant le long de la façade.
Essentiellement tridimensionnelle, sa panoplie nous convie presque toujours à la démesure et à la mise en action. Il faut baisser la tête, la relever, pivoter sur soi, bouger, entrer dans la danse. En ville, un grand cerf se dresse comme au sortir d’un sommeil hivernal, mû par une interaction avec les passants tandis que, dans les eaux d’un lac, une girafe s’éprend interminablement de l’horizon. A même le pavé du centre-ville, en gestation, un gigantesque éléphanteau, dessiné à la craie par plusieurs centaines d’élèves, sera rincé par la pluie du lendemain, et c’est aussi bien ainsi. Car ce qui a mobilisé un si copieux travail en amont, investissement dont on prend rarement la mesure, s’éclipse presque aussitôt que la création est aboutie, semblant obéir aux lois instables de l’esprit et de l’imagination. Apparition- disparition, fidèle à l’insaisissable parfum d’inspiration qui l’a vu naître et qui n’a pas vocation de durer.
Dire la part d’audace en ces projets d’envergure où enfance immatérielle, mémoires, objets déchus, pratiques désuètes, autant de choses habitées par l’absence, sont conviés à une nouvelle existence. Dire aussi ce que l’œuvre, tissée d’un si subtil matériau, doit à la jubilation. Et ce qu’elle doit, non pas à la nostalgie mais à l’élan, cet autre nom de l’enthousiasme lorsqu’il est mis en acte. A partir de ce qu’elle qualifie « d’ingrédients d’inspiration » naissent des procédés d’associations, de mises en scène. Glaneuse ? Assurément. Récolter participe de sa fabrique. Artisanats anciens, refoulés collectifs, gestes oubliés, hontes tapies suscitent sa tendresse, son attention ou sa vigilance, l’incitant au dialogue et à la réappropriation.
Isabelle voit grand et c’est une inventeuse, chaque projet appelant autre chose. Sa créativité arborescente a l’intuition du lacis et des compagnonnages appropriés. Les mises en œuvre font appels à des chaînes humaines, des nacelles, des camions grues. Relayée par ses complices, elle tresse le saule, crochète le chanvre, le cordage militaire. Elle utilise foin, sagex, porcelaine cousue, ivoire gravé, pet, cornets plastique, ouate de coiffeur, gouache, craie, fers à bétons. Investit scène, piscine, archives, forêt, centres d’art, EMS et places publiques. Le réel est embrassé, revisité. Passé par son tamis, il est doté d’une vitalité et d’une énergie neuves. Le temps de l’acte et de sa survivance en celles et ceux qui y ont assisté. Ou participé.
L’œuvre au final ne réalise pas seule l’objectif. Le processus y concourt. Pressentant un « sol fertile », Isabelle s’emploie à faire converger les ressources au service d’un projet. Architectures créatives impliquant diverses strates de coopération, dispositifs associant « professionnels » et collectivités agissantes, la pâte participative est caractéristique de sa démarche. Omniprésente dans son travail artistique, cette compétence se réalise aussi à travers ses mandats professionnels relevant la plupart de l’action et de la médiation culturelles. Du théâtre de la Tournelle dont elle a été directrice, au projet pilote Les Argonautes et à l’Artothèque de Cery qui lui doit d’avoir vu le jour.
Transversalité, multidisciplinarité et aptitude à identifier les potentiels d’un environnement humain, d’un lieu, d’un matériau, d’un savoir-faire, d’un cahier des charges, de moyens en jeu. Sensible au génie particulier de celles et ceux qui n’osent pas ou aimeraient bien, mais ne se sentent pas légitimes, Isabelle incite et ne hiérarchise pas, croyant à la cohabitation des champs d’expérience, à la diversité des façons d’être au monde et à leur alchimie. A considérer ces apports mutuels et régénératifs, on pense permaculture, d’autant plus qu’elle reconditionne au maximum les matériaux employés au fil de ses projets. Ainsi le ruban tressé de la pelote devient tortue tandis que sa structure porteuse se transforme en grain de raisin géant.
Partout à l’œuvre, intrinsèque à son geste, une même cohérence se décline à chaque création, vécue comme une nouvelle aventure.
Arnex, le 30 avril 2024
The musings of a slumbering colossus
By Delphine Horst
Most of Isabelle Monnier’s work is ephemeral, emerging from the reverie of a slumbering colossus, evoking open-air fables, a universe where something of childhood endures. Isabelle is guided by a need to give body to her work, as she interweaves her own poetry with our world, as if to speak to it and invite it to play. Creatures, devices, dressings, ornaments. In the marshy undergrowth, there’s a hundred-year-old tree, its feet varnished in red, and further on, suspended lightly, a huge pair of crocheted knickers. In the village, there’s a garden, bare lawn, white fences, tulips and pink sheep watching us go by, as if trapped in an imposed happiness. And then there are one hundred and sixty-seven swings, painted by the schoolchildren beforehand, offered to the imagination of the inhabitants to be freely placed in front of their homes. It’s the clock stopped in Penelope’s dressing room and the window open, the endless knitting of expectation surging along the façade.
Essentially three-dimensional, its panoply almost always invites us to go overboard and into action. You have to put your head down, lift it up, turn around, move, join in the dance. In the city, a great stag rises as if from a winter’s slumber, moved by interaction with passers-by, while in the waters of a lake, a giraffe endlessly falls in love with the horizon. A gigantic elephant, drawn in chalk by several hundred schoolchildren, will be washed away by the next day’s rain, and that’s just as well.
Because what took so much work upstream, an investment that is rarely measured, disappears almost as soon as the creation is complete, seemingly obeying the unstable laws of the mind and imagination. It’s an appearance-disappearance, faithful to the elusive fragrance of inspiration that gave birth to it, and not destined to last.
To express the audacity of these large-scale projects, in which immaterial childhoods, memories, fallen objects and obsolete practices – all things inhabited by absence – are invited into a new existence. To say what the work, woven from such subtle material, owes to jubilation. And what it owes, not to nostalgia but to élan, that other name for enthusiasm when it is put into action. What she describes as ‘ingredients of inspiration’ give rise to processes of association and staging.
A gleaner? Certainly. Gathering is part of her craft. Old crafts, collective repressions, forgotten gestures and lurking shame arouse her tenderness, attention and vigilance, encouraging dialogue and reappropriation.
Isabelle thinks big and is an inventor, each project calling for something else. Her tree-like creativity has an intuition for the intricate weave and the right partnerships. Her projects call for human chains, gondolas and crane lorries. With the help of her accomplices, she braids willow, crochets hemp and uses military cordage. She uses hay, sagex, sewn porcelain, engraved ivory, fart, plastic cones, hairdresser’s wadding, gouache, chalk and concrete irons. He takes to the stage, swimming pools, archives, forests, art centres, old people’s homes and public squares. Reality is embraced, revisited. Passed through her sieve, it is endowed with new vitality and energy. The time of the act and its survival in those who witnessed it or participated.
In the end, the work alone does not achieve the objective. The process contributes to it. Sensing ‘fertile ground’, Isabelle works to bring resources together in the service of a project. Creative architectures involving various layers of cooperation, mechanisms that bring together ‘professionals’ and active communities, participative paste is characteristic of her approach. This skill is omnipresent in her artistic work, and is also realised through her professional mandates, most of which involve cultural action and mediation. From the Théâtre de la Tournelle, where she was director, to the pilot project Les Argonautes and the Artothèque de Cery, which owes its existence to her.
Transversality, multidisciplinarity and the ability to identify the potential of a human environment, a place, a material, know-how, a set of specifications and the resources at stake. Sensitive to the particular genius of those who don’t dare, or who would like to but don’t feel legitimate, Isabelle encourages and does not hierarchise, believing in the cohabitation of fields of experience, in the diversity of ways of being in the world and in their alchemy. When you consider these mutual and regenerative contributions, you think permaculture, especially as she reconditions the materials used in her projects as much as possible. The braided ribbon of the pelota, for example, becomes a turtle, while its supporting structure is transformed into a giant grape.
Everywhere she works, intrinsic to her gesture, the same coherence is expressed in each creation, experienced as a new adventure.
Arnex-sur-Orbe, april 2024